GDT - Récit (1)

J00 - Préparation et transfert à Jasper

Burger X Bus

Je suis arrivé depuis 2 jours à Vancouver et ai eu un peu de temps pour récupérer de mes 3 nuits blanches consécutives cette semaine, faute à mon déménagement... Irina est là depuis un mois déjà et ne repart que dans 3 mois. J'ai été acheter mes dernières provisions et du gaz sur place et fini mes 2 colis, que j'emporte à Jasper pour les poster. Un avec 4 jours de nourriture, pour la portion The Crossing - Field, et un autre avec des rations pour 8 jours et une recharge de gaz, pour la portion Field - Kananaskis. Je laisse mes affaires de touriste là pour n'emporter que mon matos de rando. Avant de partir, nous voulions aller manger un bon burger comme savent les faire les nord-américains. On a en repéré un pas mal juste à côté de la gare centrale de Vancouver, là où je prends mon bus ce soir à 18h. Arrivé là bas, c'est fermé. Pas de burger. Il me faudra attendre 3 semaines! Quel supplice... Nous filons donc vers le comptoir de Greyhound, valider mon ticket, qui m'a coûté 90€ sur internet. Je n'ai pas pensé à assembler mes deux colis de bouffe et mon sac en un seul paquet, du coup je paie 10$ de supplément pour mettre deux bagages en soute. Tout est bon, dernier bisou avant le grand départ. Je passe la sécurité. Ou pas. Le gars repère mon spray à ours et me le confisque. Les récipients sous pression sont interdits, même en soute... Heureusement qu'il n'ouvre pas mon sac pour y chercher le gaz... Finalement, après avoir arrangé mon piolet qui ne plaisait pas au conducteur, j'embarque le dernier dans un bus presque plein.

J01 - Jasper - Tekarra CG

Permis X Pluie

Après 13h de voyage de nuit et quelques arrêts au milieu de nulle part, me voilà 800km et un fuseau horaire plus loin, dans le nord des Rocheuses, à Jasper, altitude 1070m. Il fait 3°C, le soleil n'est pas encore levé, j'ai deux heures à traîner avant l'ouverture de la poste et du bureau des sentiers de Parcs Canada.

Les rangers sont surpris de me voir débarquer pour un GDT à cette époque. Je passe 1h avec Elliott à établir mon "Wilderness Pass" pour la vingtaine de nuits que j'ai à passer dans les parcs nationaux de Jasper, Banff, Yoho et Kootenay. Dans ces parcs, il m'est imposé de dormir dans des camps réservés à l'avance. Ce point m'avait un peu rebuté, durant la préparation, me privant de la liberté de m'arrêter bivouaquer qu'une fois la nuit tombée. Garder un planning avec un horaire! Mais c'est de toute façon la seule manière de découvrir les Rocheuses sous cet angle, et au final, j'ai pu accommoder mes journées pour en faire un inconvénient mineur.

Mon permis en poche, je file à la poste, juste à côté, envoyer mes 7kg de bouffe pour 30$ aux prochains croisements de mon chemin avec la civilisation (un hôtel, The Crossing, et un bureau de poste, à Field). Je passe acheter un briquet et un stick à lèvre, oubliés à Vancouver. Ainsi qu'un nouveau spray à ours... Celui que je trouve est moins puissant, moins concentré. De toute façon, vu l'odeur et le goût de mon nouveau stick à lèvres, les ours viendront plutôt me rouler une galoche que m’agresser. Depuis le centre ville, on aperçoit Signal Mountain (à gauche) et Tekarra Mountain (à droite), au pied de laquelle je dors ce soir. Temps dégagé, pas de neige sur les sommets avoisinants, il fait bon, quelques nuages accrochés aux massifs. La météo est de mon côté! C'est parti! Je sors de Jasper vers 11h.

Mes yeux regardent partout, curieux et assoiffés de paysage. Dès le troisième kilomètre, je loupe une intersection et me retrouve perdu au milieu.... d'un terrain de golf. Je retrouve la voie tant bien que mal, sous le regard intrigué de quelques joueurs. Passage dans les bois, premier animal! Un écureuil. N'est-il pas craquant, s'appuyant à son arbre, la main sur le coeur?

Mes pieds commencent à chauffer, changement de chaussettes. J'avance d'un pas entraîné mais craintif. Je suis aux pays des ours. Je n'ai encore aucune expérience. Je ne sais pas quand et où je suis susceptible d'en rencontrer. Alors je fais du bruit, avec mes bâtons, que je laisse traîner sur les cailloux, ou je parle. Alors que j'approche d'une intersection, j'aperçois une masse marron à travers la végétation, à une quinzaine de mètres. Plusieurs en fait. C'est un groupe de wapitis ("elk" en anglais). Pas super gracieux avec leurs allures de vaches. Deux femelles et deux petits sont là en train de brouter. Je les contourne tranquillement après avoir pris quelques clichés.

Le chemin rejoint enfin le départ du Skyline Trail et l'extrémité nord "officielle" du Great Divide Trail. Officielle, car beaucoup de thru-hikers (randonneurs longue distance) continuent encore vers le nord pour 200km, jusqu'au lac Kakwa.

Je capte un peu de réseau, j'en profite avant de sortir de la couverture téléphonique pour les 7 prochains jours. Un peu d'énergie avant les 1000m d'ascension et 15km qui me mèneront jusqu'au Tekarra Campground. La montée est progressive, sur une large piste forestière. Un groupe de randonneurs, dans l'autre sens, arrive bientôt au terminus. Peu de vue dans cette montée, je reste dans les arbres. Sur la fin, peu avant Signal CG, quelques gouttes font leur apparition. Pas menaçant pour l'instant.
Je sors des bois alors que le sentier redescend. Il me reste 6km et la pluie forcit, ma veste est sur le dessus mais à l'intérieur de mon sac, il fait chaud, je suis déjà un peu mouillé, pas envie de la mettre. En fait ça tombe dru. Le vent est de la partie, il fait froid, je presse le pas pour me réchauffer. Par endroit le sentier est inondé. Je croise un gars qui me dit "Good luck, it's all wet".

J'arrive à Tekarra CG à 17h, toujours sous la pluie, trempé, 2°C. Je trouve un emplacement pour monter mon abri et plonge sous celui-ci pour vite me protéger de l'eau et du vent. J'ai vraiment été chercher les meilleures conditions pour le baptême de mon matos de bivouac! Une fois dessous, je reste accroupi 5 min, tremblotant, tout mouillé, à me réchauffer, moi et mes mains engourdies. Qu'est-ce que je fous ici, sérieux, dégoulinant et frigorifié. Première journée, j'ai mal géré la pluie.
Enfin je me déshabille et enfile mon pyjama sec et chaud. Je mange quelques chips, un bout de saucisson et de fromage et me glisse dans le sac de couchage. Il ne pleut plus. Il neige. Ce n'est que la première journée... Je m'endors au chaud.

Parcours : 25km, +1170m, -180m

J02 - Tekarra CG - Snow Bowl CG

Neige X Brouillard

Réveil par -2°C, à 2000m, sous un paysage tout blanc, il neige toujours. Mes vêtements, restés hors du sac de couchage, n'ont pas séché. Mais j'ai bien dormi. J'enfile mon pantalon et mon mérinos manche longue encore trempés, et passe la doudoune synthé et la veste imper dessus. Petit déj' sous l'abri et je lève le camp.

Je cafouille un peu avant de trouver le sentier, tout commence à bien être recouvert de neige. Une fois dessus, et malgré la neige, le sentier reste visible et je progresse bien, cependant avec une vue très limitée. Je ne vois pas à 50m...

Certes je m'attendais à rencontrer des conditions hivernales, mais pas si tôt! J’atteins la zone alpine, sur les crêtes, où le vent s'invite, avant de traverser un grand dévers (enneigé bien sûr) pour rejoindre The Notch, col à 2500m. Je glisse à 2-3 reprises, sans grand risque. Au col, alors que je devrais assister à un panorama magnifique, je me contente d'une courte pause de 2min, histoire de ne pas me refroidir. Juste le temps d'enfiler mes mini-crampons. A travers les flocons, j'aperçois vaguement le lac Curator, là-dessous. Je descends un névé un peu pentu et perds le chemin, mais il n'y a pas 36 directions possibles. La suite se passe dans de gros blocs recouverts de 20cm de neige. Pas évident de ne pas mettre le pied dans un trou. J’atteins enfin et passe le lac Curator, sous le regard intrigué d'un groupe de bouquetins.

Il neige toujours depuis ce matin, la visibilité ne s'améliore que de temps en temps pour un bref instant.

Toujours hors-sentier, le prochain col est en vue. Soudain le sol se dérobe sous mes pieds, mon poids bascule dans le vide et je glisse sur trois bons mètres dans un goulet. Je me relève, ça fait drôle. Tout étant blanc, je n'ai simplement pas remarqué cette dépression du terrain et ai posé mon pied dans la pente comme si j'étais sur du plat.
Je passe le col Big Shovel et redescends tranquillement le long d'un ruisseau.

Le camp prévu sur mon permis est encore loin, je n'avance pas vite et l'heure tourne. Allez, je m'arrête au prochain camp. Fin de la journée à 17h au Snow Bowl CG. Tout est recouvert de 30cm de neige, tombée durant les dernières 24h. Comme hier soir, je mange froid sous la tente et dors avec ma bouffe stockée dans le sursac. Même si Andrew Skurka le fait, c'est loin d'être conseillé par Parcs Canada. Mais considérés la météo et le nombre de couches, hermétiques ou pas, qui renferment mes vivres, la probabilité qu'un ours se pointe est vraiment minime.

Parcours : 19km, +730m, -700m

J03 - Snow Bowl CG - Trapper Creek CG

Soleil X Retard

Le thermomètre indique -6°C sous l'abri. Il fait presque 2°C de moins dehors. En effet, le ciel est bien dégagé, promettant une belle journée. Point noir, mes chaussures mouillées de la veille, restée dans l'abside, sont plutôt rafraîchissantes! Je passe une demi-heure à alterner entre rangement et réchauffage de pieds. Dans une petite boîte à lettre en bois, destinée à ceux qui se sont enregistrés au registre de sécurité volontaire (gratuitement il me semble). J'y trouve le message d'un groupe de randonneuses, passées là deux jours avant moi!

Départ en direction du col Little Shovel (à gauche ci-dessous).

Je passe le col, toujours tout seul, au milieu de ces étendues toutes blanches, progressant dans de la neige maintenant profonde, faisant ma trace. C'est beau, enivrant. Malgré mes pieds qui se réchauffent à peine, je délecte vraiment cette portion. Pas dur, après la journée d'hier...

Un peu long la descente dans les bois, mais la marche y est agréable. Peu avant la fin du Skyline Trail, je croise trois américains du Minnesota et Wisconsin, qui ont décalé leur départ d'un jour pour éviter le mauvais temps. Ils ont eu bon nez, eux. Ils sont grands, avec de gros sacs. Je me sens tout petit à côté. Ils doivent avoir du sang viking...

Arrivée à Maligne Lake avec une bonne demi-journée de retard. Il me faut aller racheter une bouteille d'eau à la Lodge, à 1km hors itinéraire, au bord du lac, où sont réunis une centaine de touristes de toutes nationalités. Je me pause quelques minutes au bord du lac, au milieu de ces gens, le temps d'apprécier ces 2 jours passés sur le Skyline Trail et réfléchir à la suite. Il est 14h et j'ai encore 27km à couvrir jusqu'au camp initialement prévu...
Je change de planning pour aller dormir au Trapper Creek CG, à 6km du Lac, que j'atteins vers 17h, après deux heures de marche dans les bois, faisant la trace et enjambant des troncs. J'ai un peu de temps avant que le soleil ne se couche, il ne fait pas trop froid (1°C), je vais manger chaud! L'espace normalement réservé à la cuisine est inutilisable, je m'installe sous un arbre sur un terrain que la neige a un peu épargné.

Voulant allumer mon réchaud, je me rends compte que j'ai aussi perdu le briquet acheté à Jasper. Il était dans une poche. Bien content d'avoir ma pierre à feu pour enflammer le gaz. Le ventre plein, je prends mon temps pour monter le camp et me glisse au lit.

J'ai pratiquement une journée de retard sur le planning, et des pieds qui commencent à se faire douloureux, notamment aux niveau des tendons d'Achille.

Parcours : 19km, +480m, -750m

J04 - Trapper Creek CG - Mary Vaux CG

Wilderness X Douleur

Je me suis réveillé à plusieurs reprises cette nuit pour fermer quelques écoutilles, -9°C ce matin. Mes chaussures sont congelées. J'ai l'impression que même des sabots en chêne seraient plus confortables. Je passe à nouveau une bonne demi-heure à réchauffer mes pieds. Quelle perte de temps... et d'énergie. Mon système d'attache de la toile aux bouts des bâtons, via une boucle pas assez large, a complètement gelé. Déglaçage au piolet!
Je sors finalement et prends le chemin. Je dois bouger mes orteils en permanence pour qu'il ne s'engourdissent pas. Et la beauté du décor matinal givré n'y aide pas, je me "dois" de m'arrêter prendre quelques images.

La suite du chemin montre la présence de compagnie. Un élan, très probablement.

Je progresse dans les bois jusqu'à rejoindre la rivière Maligne, non loin de là où elle se jette dans le lac du même nom. Je la suivrai jusqu'à sa source, au col Maligne, au pied duquel je dors ce soir.

En fait le pont qui permettrait de traverser la rivière est cassé, le bureau des sentiers m'en avait averti. Le niveau est bas, passage à gué sans souci, chaussures aux pieds (on n'est plus à quelques gouttes près) et pause séchage sur les restes du pont. Into the wild.
Un hélico (touristique?) passant dans le coin se rapproche de moi, certainement intrigué par mon bordel étendu partout. Je lui signale que tout va trèèès bien. De retour dans la forêt, en alternant de temps en temps avec les rives de la rivière, sur lesquelles je progresse moins vite: beaucoup de buissons, même si le sentier reste évident. Parfois un bout du sentier a même été emporté par la rivière.

Entre le froid et l'humidité permanente dans mes chaussures, mes pieds ont gonflé et je me retrouve un peu à l'étroit. J'ai quelques ampoules qui n'arrivent pas à sécher. Ajouté à ça la tige arrière, durcie par le froid, qui martèle tous les matins mes tendons, mes pieds me font de plus en plus mal.
Malgré la douleur, je prends vraiment beaucoup de plaisir à évoluer dans cet environnement, surtout lorsque je sors des bois pour rejoindre les plaines inondées, près de la rivière. Paysages sauvages, couleurs et lumières d'automne. C'est vraiment une des images que je me faisais du Canada avant d'atterrir ici. Je suis là, si vulnérable, au milieu de ces grandes étendues. Je m'arrête pour vivre cette ambiance, je souris. Un frisson glisse le long de mes flancs.

J'ai passé une bonne partie de la journée à manger du buisson, m'enfoncer dans la neige, enjamber ou contourner des arbres. Ce sentier n'est pas maintenu. Progression lente, mais profondément imprégnée du "wilderness" canadien.
Arrivée au Mary Vaux Campground, déjà dans l'ombre. Purée saucisson pour réchauffer mes pieds froids et fêter mon premier bivouac sur sol sec depuis le début!

Parcours : 21km, +470m, -200m

J05 - Mary Vaux CG - Poboktan Creek CG

Ours X Sortie

Hier soir j'ai pris la précaution de mettre mes chaussures sous mes pieds, dans mon sac retourné. Elles ne sont pas congelées, mais le résultat est le même: le temps de plier, avec -11°C dehors, je me retrouve comme les autres matins. Je prends le chemin du col Maligne dans un décor sub-alpin saupoudré de blanc, sabots aux pieds.

Traversée de la rivière Maligne, qui a bien rétréci, sous la bienveillance de l'imposant Mont Mary Vaux.

Petite parenthèse culturelle pour parler de cette Dame. Mary Vaux était une botaniste et artiste de Philadelphie qui a été une des premières américaines, avec ses parents, à emprunter la nouvelle ligne Canadian Pacific Railway menant vers les Rocheuses, à la fin des années 1800. Elle partait se balader dans ces montagnes en robe très chic pour documenter les fleurs de son plus beau coup de pinceau. Plus tard avec son mari paléontologiste, début 1900, grâce à ses connaissances en photographie, elle a mené les premières recherches géologiques sur les glaciers dans les rocheuses, pionnière dans ce domaine. Leurs résultats font partie du fondement des connaissances actuelles.

Pour autant, la douleur dans mes tendons d'Achille est toujours là, bien présente. Le col n'est plus très loin, une fois de plus, paysages magnifiques à 360°, tout de blanc couvert. L'endroit est désert. Je fais une pause, seul avec quelques bruits d'éboulis, pieds à l'air, à essayer de leur faire prendre le soleil qui tape fort.

Plus loin la vie reprend, un ruisseau, le Poligne Creek, du vert, des arbres, et un couple de perdrix des neiges ayant presque fini d'enfiler leur combi de ski. Poboktan Mountain droit devant, 3320m.

Descente le long de Poligne Creek, qui sera gelé d'ici deux à trois semaines.

Au bord du chemin, je tombe sur une étrange formation due au gel de la terre. L'eau emprise dans le sol se transforme en glace et remonte progressivement à la surface, s'élevant dans l'air. On appelle ça des aiguilles de glace ou pipkrakes (nom d'origine suédoise).

La neige tombée il y a trois jours a gardé les traces de ceux qui l'ont piétinée. Je tombe sur celles de deux grizzlis, certainement une femelle avec son petit. Passés par-là dans la journée ou hier.

Plus loin, encore d'autres traces, ainsi que les imposants estrons qui vont avec. Les grizzlis à cette saison ingurgitent plus de 20.000 kcal par jour! Mais celui-là doit être moins gaillard, vu son rendement médiocre...

Ce matin je me suis réveillé avec une douleur dans le genou droit. Mon syndrome rotulien s'est réveillé, depuis une bonne année qu'il ne m'avait pas embêté. Mais c'est dans cette descente sur le versant sud du col qu'il s'exprime pleinement, me forçant à délester et tendre la jambe droite. Ça associé à mes pieds qui souffrent à chaque pas, il devient de moins en moins sérieux de continuer à marcher. À moi la faute, je n'ai pas pris le temps de m'étirer assez et ai négligé de m'entraîner un peu, faute de temps, avant de venir marcher dans les Rocheuses. J'envisage très fortement la sortie...

Il est 16h et il me reste 12km pour boucler mon étape, avec un jour de retard. Faisable, mais non sans souffrance. Je veux garder la possibilité de sortir du trail et rejoindre l'autoroute demain matin si ça ne va pas mieux. Je pousse donc jusqu'au camp suivant, en bas dans la vallée, à 7km de l'autoroute. Petite étape aujourd'hui donc, mais en arrivant au camp tôt, je prends le temps de faire un feu pour essayer de faire sécher mes sabots. A défaut de m'être vraiment fait plaisir à marcher, je profite d'un dernier rayon de soleil à travers les arbres au camp.

Avec toutes les traces de grizzlis que j'ai vues aujourd'hui, je pends ma bouffe ce soir. Trois jours que je n'ai pas croisé un gus, c'est pas l'endroit où se faire manger. J'en profite pour parler un peu des ours. J'ai passé beaucoup de temps à me renseigner sur eux avant de partir, plus d'ailleurs qu'à ma préparation physique ou celle du chemin.

De manière générale, les ours, et en particulier les grizzlis, font tout pour nous éviter. Ils voient très mal, mais entendent très bien et peuvent sentir une charogne jusqu'à 30km. Il y a un réel intérêt à savoir différencier les deux espèces présentes au Canada. Les ours noirs sont relativement craintifs, de taille moyenne avec de petites griffes, on peut envisager de leur faire face. Les effrayer d'abord en criant et en se faisant imposant, lancer des cailloux et au corps à corps, viser le nez et les yeux. Les grizzlis sont plus gros, peuvent se dresser sur leurs pattes arrières pour atteindre presque 3m de haut, et ont des griffes acérées. Ils attaquent lorsqu'ils sont pris par surprise à courte distance ou pour protéger leur progéniture, les cas de prédation sont infimes. En cas d'attaque, se coucher à terre, mains derrière la nuque, et attendre la fin de la tempête en faisant le mort.

L'attitude du randonneur à adopter pour éviter une mauvaise rencontre, c'est donc de faire du bruit de manière continue, dans les zones à risque. Bien qu'étant seul, je parle beaucoup! Je mange la majorité du temps à plusieurs dizaines de mètres de ma tente, comme le permettent les camps (même si je trouve que 50m, c'est toujours trop près). Pour ce qui est de la nourriture, j'ai emporté des aliments qui, cuisinés, n'ont pas d'odeur forte: purée, pâtes, semoule. Pour le reste (graines, chocolat, saucisson, fromage), tout est dans des sachets congélation double-zip, refermés dès que je me suis servi, enfermé dans un grand sac étanche. Stockage pendu ou dans un casier en métal à disponibilité dans les camps, ou encore à quelques rares occasions dans mon sursac de couchage avec moi, lorsque que je n'ai vu aucune trace et que les conditions météorologiques limitent les odeurs (cela dit, ce n'est pas un exemple). Plus de lecture ici sur ce thème par Andrew Skurka.

Finalement, après avoir profité de mon feu, je pars me coucher, loin de ma bouffe! Je pense et je repense... s'arrêter ou persévérer?

Parcours : 14km, +380m, -520m

J06 - Poboktan Creek CG - Lake Louise

Autoroute X Civilisation

Moi qui m'attendais à une nuit humide et fraîche, elle a été sèche et douce. Pourtant il neigeote. Mes chaussures n'ont pas réussi à évacuer toute leur flotte hier soir! Le temps de plier et préparer le pti déj, le soleil chasse les précipitations matinales.
Et ma décision dans tout ça? Si je continue, le prochain échappatoire est 38km et deux cols plus loin. Et j'avance à 2km/h. Une bonne partie de la suite du trajet se situe en zone alpine, donc intéressant, mais le reste est dans les arbres, à ne pas voir grand chose. J'ai parcouru un peu plus de 100km depuis Jasper, et il en reste environ 90 jusqu'au prochain ravitaillement, avec un jour de retard, puis encore une centaine de kilomètres entre The Crossing et Field, pas des plus agréables (basse altitude, très boisé et très peu entretenu) mais très sauvage.
Allez, stop. Je sors. Je m'en vais rallier Lake Louise, prendre du repos, et laisse ces 200km de trail se faire oublier dans la rudesse de l'hiver, qui me rattrape.
Je pars direction l'autoroute, avec les chaussures en mode "claquettes". C'est pas vraiment mieux, du coup j'ai des ampoules ailleurs maintenant...

Je croise un groupe de scouts, en vadrouille pour le week-end. Un écureuil me fait oublier un instant mon corps.

Un couple d'allemands en vacances, Viktoria et Christian, me prend en stop. Très sympathiques, et coïncidence, ils habitent pas très loin de la belle-famille! Nous passons devant l'impressionnant glacier d'Athabasca, le plus gros du champ de glace Columbia, dont une langue vient presque léchouiller la route. Je suis triste d'avoir à abandonner, mais faire de la route, par ce temps magnifique, pour voir les Rocheuses sous un autre angle a aussi son avantage, que j'apprécie aussi!

Mes chauffeurs me déposent à The Crossing, où je récupère mon colis. Merci! C'est de derrière ces montagnes que j'aurais dû arriver.

Mon colis sous le bras, je refais du pouce, sous un soleil radieux pour mieux enfoncer le couteau dans la plaie. Un canadien de Calgary à la retraite s'arrête, je demande s'il va à Lake Louise, il me répond "You are right all the way" - T'es bon sur tout la ligne. CD de Béla Fleck dans la poche arrière du siège conducteur, il boit sa Lager tout en conduisant, me racontant tout un tas de choses intéressantes sur les Rocheuses et leurs animaux. Il me redonne le sourire. J'apprends que les Rocheuses sont des montagnes relativement jeunes, comparées à nos Alpes et Pyrénées, d'où leurs crêtes escarpées et pentes abruptes. Il a marché autrefois sur le GDT, par bouts. Alors qu'il finissait la portion nord, il y a rencontré un soldat rentrant de l’Afghanistan, assis par terre, genoux en vrac, épuisé de ses six premiers kilomètres. SIX kilomètres le mec. Un sac de 60kg: entre autres, 2 paires de chaussures, 4 grenades, 2 flingues, mais seulement 7 jours de bouffe! Le gars pensait être prêt pour affronter les ours... chanceux il aurait été s'il en avait vu seulement la moitié d'un!

Me voilà à Lake Louise. C'est le week-end de Thanks Giving. Ça a beau être un mini bled avec une épicerie, une boulangerie, un café, un magasin de montagne, trois boutiques souvenirs et des centaines de lits, c'est blindé! Par chance, je prends la dernière place qu'il reste au Hostelling International (HI) Alpine Centre, pour 30$ la nuit en dortoir. J'y rencontre un jeune guide lyonnais, Aurél, super sympa, avec qui je discute pas mal et passe la soirée. Le début de nuit sera d'une autre couleur. Ces fichus dortoirs sont construits de manière à ce que tu puisses assister, là-haut depuis ta mezzanine, au fin spectacle qui se déroule juste en-dessous sur un lit double avec un couple bourré dedans. Je passerai les détails, mais étant donné que le gars était équipé d'un couteau d'une trentaine de centimètres (juste la lame hein!), j'ai pas trop ramené ma poire. Joyeux retour à la civilisation, qui me fait regretter les -11°C de l'arrière pays. Mais pour l'instant, il m'est difficile d'envisager d'y retourner...